Grandmont

Abbaye de Grandmont, com. Saint-Sylvestre, Haute-Vienne. Synthèse de l’opération de 2024

 

A la mort d’Etienne en 1124, ses disciples s’installent à Grandmont, sur un site de promontoire déjà occupé. Outre les indices récoltés lors des campagnes précédentes (datations par radiocarbone, céramiques alto-médiévales résiduelles, fosses), nous avons retrouvé, sous la cour du cloître, deux structures construites installées à travers le substrat qui contenaient quelques tessons (VIIe-IXe siècle) résiduels mais exclusifs. Un faisceau d’indices date l’état médiéval des bâtiments claustraux entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, ce qui pose la question de l’habitat monastique primitif. Dans la mesure où aucune structure antérieure n’a été trouvée dans cet espace sud de l’église, les frères ont dû d’abord s’installer au nord de l’abbatiale qui, elle, n’a pas changé de place entre leur arrivée et le XVIIIe siècle. Dans le cloître (1519 m2), deux périodes de réalisation correspondent à des moments importants de l’histoire de l’abbaye (fig. 1). Une première, vers 1190-1200, peut être mise en lien avec le transfert des reliques d’Etienne et sa canonisation, lesquels traduisent des changements au sein des mentalités grandmontaines qui ont pu fournir une occasion de reconstruction d’une partie de l’abbaye. La seconde renvoie aux années 1215-1225 qui consacrent la victoire du « clan clérical », laquelle a pu motiver une réorganisation des bâtiments conventuels, matérialisant dans la pierre la nouvelle hiérarchie entre les deux clans de la communauté. Le mobilier lapidaire atteste aussi l’usage de couleurs chatoyantes et d’éléments de différenciation des espaces liturgiques. Dès la fin du XIIe siècle, les réalités concrètes des religieux s’étaient donc bien éloignées de l’idéal primitif. Les études de ce mobilier (A. Ybert et Th. Derory) ont permis de proposer une reconstitution de deux travées de la galerie sud du cloître (fig. 2), qui montre la qualité de l’architecture grandmontaine du début du XIIIe siècle.

Une « archéologie de l’objet » a été réalisée à propos de la châsse de saint Etienne, conservée dans l’église d’Ambazac mais primitivement placée dans le choeur de l’abbatiale de Grandmont (M. Merle). Elle démontre qu’un seul événement est susceptible d’avoir nécessité la fabrication d’un objet qui proclame la sainteté de son contenu avec tant d’ostentation : la canonisation du fondateur de l’ordre en 1189. Relais matériel d’une campagne de promotion de son culte, la constitution de la châsse répond aux enjeux qui découlent de l’événement : montrer une communauté religieuse de nouveau unifiée autour des principes de son fondateur et la légitimité du nouveau saint. Les réalisations monumentales sont, plus que l’écrit, les preuves ostentatoires d’un retour à la stabilité, pour une communauté qui, ayant dépassé avec plus ou moins de succès une crise institutionnelle, veut se porter à la hauteur des autres grands centres monastiques, avec son riche trésor de reliques et son mobilier liturgique. Cette châsse est conçue pour être le témoignage de la réussite de l’ordre parce qu’elle est à la fois le reliquaire de son saint fondateur et un objet qui témoigne de ses moyens financiers, techniques et intellectuels.

Un sondage au pied du bâtiment sud a montré qu’il est assez solidement fondé, ce qui n’était pas le cas pour le bâtiment ouest. On peut donc envisager un terrassement de l’extrémité sud du promontoire, comme pour son rebord oriental. Installé sur des remblais moins stables que le rocher naturel, ce bâtiment aurait donc nécessité des fondations plus importantes, d’autant plus que son mur gouttereau sud forme terrasse. Une structure construite rectangulaire (5,14 x 1,15 m) vient s’accoler au mur dans sa partie orientale, côté cloître ; elle est ornée, à chaque extrémité, par une base de colonne réemployée (début XIIIe siècle). Son aménagement est-il contemporain de la reprise du mur bahut avec modification structurelle et désaxement ? La structure a-t-elle été pensée pour une fonction de monumentalisation de type funéraire ? Vers l’est, une niche, maçonnée dans le mur, pourrait correspondre à un armarium bien que ce genre d’aménagement soit plutôt placé près de l’église, donc à Grandmont dans la galerie nord. Lui succède un contrefort établi juste avant une grande ouverture dans le mur. Ce portail sud-est, qui fait pendant à la porte du réfectoire (au sud-ouest), est ornée d’une colonnette avec base insérée dans le piédroit. La présence d’un gond en fer montre que ce piédroit ne correspond pas à l’entrée d’un passage ouvert à travers le bâtiment mais bien à un autre accès monumental. Ledit bâtiment est équipé d’un dallage de belle facture et son parement interne, dégagé sur une petite longueur, a révélé un chapiteau engagé en place (début du XIIIe siècle). La situation élevée du chapiteau confirme sa fonction de réception des ogives du voûtement, vraisemblablement lancées de part et d’autre de la pièce sans support intermédiaire.

La partie orientale du mur bahut sud est arasée au niveau de l’assise devant recevoir les supports de piles et un massif sub-carré (1,30 x 1,20 m) accompagne un net décrochement vers le nord, qui correspond aussi à un changement structurel puisque la banquette disparaît. Cette section est formée de quatre modules appareillés, longs de 1,20 m pour 1 m de large. Tout à fait à l’est, l’amorce d’un gros pilier carré pourrait faire partie de l’angle sud-est du cloître. Dans l’angle sud-ouest, le dallage associé au portail du réfectoire (début XIIIe siècle) et le carrelage de la galerie ouest ont fonctionné ensemble, au moins un temps. Il convient donc d’envisager une galerie carrelée et un seuil de portail dallé. Le dallage est recoupé par la tranchée d’une canalisation construite, qui est probablement la poursuite de la conduit d’évacuation des eaux pluviales de la cour de cloître.

L’étude céramologique (B. Véquaud) montre que l’écrasante majorité du mobilier collecté entre 2021 et 2023 est moderne (XVIIe-XVIIIe siècle). Cela peut sous-entendre un entretien régulier, des lieux de vie et un renouvellement fréquent du mobilier céramique (nécessité, mode avec les céramiques d’importation…).

La structure du monastère n’a, en effet, pas subi d’importantes transformations jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle où s’opère une reconstruction totale. Le plan du nouveau monastère est radicalement différent de celui qui précède : une église déplacée au nord de l’enclos sur laquelle vient se greffer un long bâtiment nord-sud, avec une aile en retour vers l’ouest à son extrémité méridionale. Ce retour est aussi bien construit que l’aile principale avec de puissantes fondations à travers le rocher, en attente d’une poursuite vers l’ouest qui ne fut jamais réalisée. On implante une canalisation à travers la galerie sud du cloître médiéval pour évacuer les eaux en provenance de l’aile en retour, certainement réservée aux travaux domestiques. La tranchée a recoupé le dallage mais on a replacé grossièrement les dalles car les bâtiments médiévaux sud et ouest devaient encore servir. Plusieurs indices montrent aussi que les artisans travaillant à la nouvelle construction ont recyclé des matériaux provenant de l’ancien monastère (G. Loillieux) : récupération des canalisations et des plombs de vitraux ; refonte des vitraux (scories de verre) ; récupération d’éléments métalliques utilisés dans les maçonneries (résidus ferreux) ; refonte sur place indiquée par la présence de petites structures de chauffe.

 

La plate-forme sud (fig. 1), en dehors du carré claustral, a été appréhendée sous la forme d’une tranchée nord-sud qui a livré des structures construites (murs, sols), une stratigraphie et le premier témoin de la vie quotidienne à Grandmont (fosse dépotoir). Au nord, on trouve deux niveaux d’occupation : le plus ancien représenté par un angle de bâtiment associé à un dallage au sud-est et à un carrelage au nord-est ; le plus récent marqué par un vestige de mur associé à un dallage au sud-est. Au centre, une grande fosse ovalaire peu profonde contenait, outre une obole médiévale, un mobilier très abondant (faune, céramiques, verre, métal…) et caractéristique (tessons de grande taille) d’un dépotoir. Le comblement et le fond de la fosse sont percés par sept trous de pieux disposés selon deux alignements parallèles. Au sud, un mur bien parementé, de direction sud-nord, est équipé d’une large ouverture (1,50 m) aménagée à la jonction avec la terrasse haute. Une couche noire, accolée au sud-est, pourrait correspondre à un dépotoir en épandage.

 

Une importante investigation a été menée en bordure de l’étang des Chambres (fig. 3), au pied de la terrasse orientale (B. Bernaben). Perpendiculaire à cette dernière, une puissante structure parementée a été dégagée sur 13,50 m, depuis la chaîne d’angle orientale jusqu’à l’arrêt de fouille à 1,70 m du pied de terrasse. Huit assises ont été mises au jour sur une hauteur de 3,50 m, sans atteindre le fond. Cette structure, par sa localisation, son ampleur et la qualité de sa construction, pourrait correspondre au mur de soutènement d’une terrasse (ou digue ?) jouxtant l’étang. L’ouvrage est antérieur au XVIIIe siècle et à la reconstruction de l’abbaye.

Perpendiculairement à ce dernier (à 1,50 m vers le nord), une autre structure, composée de deux parois parementées disposées de biais, se termine vers le sud par des assises trapézoïdales qui font la liaison entre les deux parois. Les cinq assises en élévation du côté oriental, soit une hauteur de 1,80 m, portent des traces de joints au mortier hydraulique. A l’extrémité sud de l’ouvrage et à sa base, une ouverture aménagée débouche sur un aqueduc. L’extrémité des assises jouxtant cette ouverture est dotée d’une feuillure permettant la manœuvre d’une pelle pour la vidange. L’aqueduc couvert se dirige avec une forte pente vers l’hypothétique terrasse, qu’il franchit grâce à une nouvelle ouverture appareillée pour continuer en souterrain. S’agit-il d’un des « réservoirs de poisson » vus à cet endroit par Naurissard en 1732 ou d’éléments liés à un moulin ?

Une canalisation de direction nord-sud recoupe le puissant mur parementé ; ses deux parois internes, séparées de 0,40 m, présentent des traces de joints au mortier hydraulique. Cet ouvrage jouxte la berge de l’étang, constituée d’un mur incliné (sept assises) et d’un couronnement droit (deux assises). L’espace (1,40 m) compris entre la berge et la canalisation est occupé par un blocage de pierres. Une concordance hydraulique permet d’interpréter cette canalisation comme le coursier du petit moulin mentionné en 1792 mais non en 1732. Sa construction serait donc peut-être contemporaine de l’édification de la nouvelle abbaye.

 

Une synthèse provisoire (J.-M. Popineau et M. Larratte) des recherches menées sur le territoire de la Franchise (domaine vivrier) permet d’avoir une première vision sur les étapes de l’aménagement de cet espace. Le territoire est déjà mis en valeur au haut Moyen Age : des témoins ont été mis au jour sur le promontoire où se dressera le monastère et, à 1 km au nord-est, l’étang des Sauvages est déjà en place. Il est possible de rattacher à l’époque de l’arrivée des religieux quatre sites probables d’éperons barrés, situés le long de la principale voie d’accès à l’abbaye. Le relevé LiDAR a aussi permis de localiser des carrières aux abords de l’abbaye ; l’une d’elles présente une ébauche de colonne en place. Dans le dernier tiers du XIIe siècle, la Franchise est étendue au-delà de la zone montagneuse de la donation initiale. Un habitat abandonné a été identifié au lieu-dit « Chaizes-Vieilles », à 400 m au nord du village actuel. Les grandmontains profitent aussi de leur implantation dans une zone fertile pour y construire une grange datée par dendrochronologie entre 1240 et 1264. Sa superficie (1200 m²) est comparable aux vastes granges monastiques du Bassin Parisien. La Franchise, alors constituée et homogène, est matérialisée par d’épais murs, parfois dotés d’édicules attenants.

La situation économique, fortement perturbée durant les crises de la fin du Moyen Age, s’améliore progressivement à partir du milieu du XVe siècle. Les religieux cherchent alors à restaurer leurs droits ; le terrier, dressé à cet effet en 1496, fournit un terminus ad quem pour quantité d’éléments retrouvés en prospection, comme les métairies. Une vaste opération de reprise en main de la Franchise est lancée afin d’en tirer toutes les ressources possibles. Les textes offrent des témoins d’opérations de (re)défrichement et la prospection a enregistré tout un « bocage de pierre » constitué de petites parcelles entourée de murets. Dans certains cas, on a pu dater leur mise en place, comme pour le parcellaire des Sauvages qualifié de « prise nouvelle » au XVIe siècle. La partie de la Franchise formant l’interface entre zone montagneuse et zone plane fait l’objet des plus grandes opérations de défrichement : l’habitat des « Chaizes-Vieilles » est abandonné au profit du village actuel de La Chaise, qui présente une structure de villeneuve au plan orthonormé. La confrontation des textes et du terrain a enfin permis d’apprécier l’ampleur des (ré)aménagements hydrauliques : chaussées d’étang, moulins, systèmes d’irrigation, adductions d’eau potable…

 

Philippe RACINET